CHRONIQUE. Si la mémoire tronquée par le colon a été rétablie, il nous reste à rétablir celle tronquée par nos dictateurs.

Les « barbes blanches » se souviennent sûrement de Mémoire d’un continent, cette célèbre émission de RFI, produite et présentée par Ibrahima Baba Kaké. L’excellent historien guinéen fut sans doute le premier à prendre conscience du capital enjeu de la mémoire pour de jeunes nations comme les nôtres, étrillées par l’Histoire, éprises d’estime et de liberté. Il avait compris que l’Afrique ne pouvait se construire un avenir qu’après avoir, au préalable, réhabilité sa mémoire falsifiée ou carrément niée par l’intrusion européenne.

Le temps de la pédagogie

Il me semble qu’à la veille de nos indépendances, le plus gros travail revenait aux historiens, pas vraiment aux politiciens. Et on ne peut pas dire que les Cheikh Anta Diop, les Ki-Zerbo et autres Djibril Tamsir Niane ont manqué à leur devoir. En nous parlant de l’Égypte antique, de la civilisation du Nok, du Ghana, du Mali, du Songhaye, du Congo et du Monomotapa, ils ont mis en pièces les théories méprisantes de Renan, Gobineau et autres Victor Hugo et solidement fondé notre conscience identitaire. Ce travail salutaire de contestation du discours du vainqueur et de réaffirmation de soi est fait.

Nos historiens doivent maintenant nous révéler notre passé en toute sérénité, sans aucune volonté polémiste, avec une intention purement pédagogique. Nous en avons soupé des polémiques et des slogans ! Nous n’avons rien à prouver à qui ce soit. Nous ne sommes pas au tribunal, nous sommes dans notre propre histoire. Nous voulons juste notre passé, tout notre passé, mais notre passé tel qu’il a été et non tel que nous le rêvons.

 Comment et quand se sont effectuées les multiples migrations de nos populations depuis l’assèchement du Sahara ? Comment se sont construits nos différents empires et royaumes ? Quels furent leurs liens de connivence et d’interdépendance historique et culturelle ? Qu’en est-il de nos rapports avec les Berbères, les Juifs, les Asiatiques et les Arabes, populations que nous avons longtemps fréquentées avant l’arrivée des Portugais ? Une réponse objective à ces différentes questions nous aiderait à surmonter les nombreux malentendus qui nous empêchent d’avancer.

La période clé des indépendances

Dans ce gigantesque travail d’inventaire, la période des indépendances doit mériter une place prépondérante. Il me semble en effet que, préoccupés de contredire les théories des colonisateurs, nos historiens ont dangereusement privé cette période des bienfaits de leur regard critique. Une sinécure pour les démagogues et les aventuriers ! Cela a donné ces républiques désincarnées et le discours simpliste qui va avec : le pays de Sékou Touré, le pays de Ben Bella, le pays d’Ahidjo, etc. Comme si au lieu de la leur restituer, les « soleils des indépendances » avaient définitivement ôté leur terre aux Guinéens, aux Algériens ou aux Camerounais. Oui, il s’est joué dans les années 1960, une espèce de hold-up, une privatisation de l’Histoire qu’il est grand temps de dénoncer. Ceux que le hasard a propulsés au sommet du pouvoir ne sont pas forcément les libérateurs.

Quels sont les jeunes Algériens qui ont entendu parler de Krim Belkacem ou de Mohamed Khider ? Quels sont les jeunes Guinéens qui ont entendu parler de Barry Diawadou ou de Mamba Sano ? Quels sont les jeunes Sénégalais qui ont entendu parler d’Ibrahima Ly ou de Waldiodio N’Diaye ? Quels sont les jeunes Camerounais qui ont entendu parler d’Um Nyobé ou de Moumié  ?

Si la mémoire tronquée par le colon a été rétablie, il nous reste à rétablir celle tronquée par nos dictateurs.À LIR

* 1986, Grand Prix littéraire d’Afrique noire ex aequo pour « Les Écailles du ciel » ; 2008, Prix Renaudot pour « Le Roi de Kahel » ; 2012, Prix Erckmann-Chatrian et Grand Prix du roman métis pour « Le Terroriste noir » ; 2013, Grand Prix Palatine et prix Ahmadou-Kourouma pour « Le Terroriste noir » ; 2017, Grand Prix de la francophonie pour l’ensemble de son œuvre. La dernière publication de Tierno Monénembo a été publiée aux éditions du Seuil. Son titre : « Saharienne indigo ».

Par Tierno Monénembo*

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