CHRONIQUE. Si disposer d’une matière première est un atout, pouvoir la transformer sur place est un vrai défi que l’Afrique tente de relever.
Maroc, Nigeria, Côte d’Ivoire : des cas emblématiques
Le Maroc s’est ainsi engagé de longue date dans la transformation de la roche phosphatée en engrais binaires ou ternaires, tandis que la Guinée Conakry, devenue – en un temps record – le premier fournisseur mondial de bauxite de la Chine, ambitionne de renforcer son positionnement en aval de ce secteur extractif, sur l’alumine puis, probablement, sur l’aluminium primaire. Au Nigeria, c’est la raffinerie de Lekki du groupe Dangote qui a été inaugurée en janvier dernier.
Énergies fossiles, ressources minérales, mais également produits agricoles : l’affirmation d’une agro-industrie africaine est en effet d’autant plus nécessaire que le continent dépend très fortement des importations des produits alimentaires et que la sécurité alimentaire mondiale est aujourd’hui menacée.
De l’anacarde à l’emblématique cacao dont elle est le premier producteur mondial, la Côte d’Ivoire a, elle aussi, fait du renforcement de la transformation locale de ses matières premières un axe majeur de développement, à l’instar de ce qu’a engagé le Gabon dans le domaine du bois il y a plusieurs années déjà. Autant d’exemples, parmi d’autres, qui démontrent la force de ces dynamiques structurelles africaines.À LIR
Une quête de souveraineté sur les matières premières
Il y a, dans ces différentes trajectoires nationales, bien plus que de « simples » projets d’industrialisation, aussi ambitieux soient-ils, mais bien l’affirmation d’une légitime souveraineté sur des produits de base dont la portée sociétale et le rapport à l’histoire ne peuvent être négligés, l’aspiration à une nouvelle ère redéfinissant les liens qui unissent les pays producteurs aux groupes internationaux et, plus encore, un refus de l’antienne de la « malédiction des matières premières ». L’idée d’un déterminisme condamnant les pays abondamment dotés en ressources naturelles à connaître, année après année, de faibles performances économiques doit en effet être combattue.
Reconnaissons-le toutefois : dans l’histoire récente ou plus ancienne, les pays ayant souffert de cette malédiction ou, sur le plan économique, de ce qu’il est convenu d’appeler le « syndrome hollandais » sont légion, alors que les contre-exemples sont rares. De ce point de vue, il est important de rappeler que si cette fragilisation macroéconomique n’est pas inéluctable – Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie, lui-même l’affirmait ! –, elle n’en demeure pas moins difficile à combattre. L’évidence politique ne doit, en conséquence, pas faire oublier que la réussite de ces stratégies d’industrialisation s’inscrit sur un chemin de crête et que celle-ci dépend fondamentalement de facteurs désormais bien identifiés : qualité des institutions, transparence budgétaire et saine gestion macroéconomique, disponibilité et polyvalence des infrastructures de transport, valorisation du capital humain, etc.À LIRE AU
L’impossibilité de généraliser une approche
On ne peut néanmoins donner à la question de la transformation locale des ressources naturelles une portée générale tant ces matières premières représentent un ensemble de produits très disparates. Il ne s’agit pas ici de tomber dans un truisme le plus absolu visant à rappeler que le fer n’est pas le blé ou que le pétrole est bien différent du cuivre ou du coton. Une hétérogénéité bien plus fondamentale se retrouve sur le plan économique et explique pourquoi certaines ambitions sont probablement plus réalistes que d’autres avec, en conséquence, une probabilité de succès et une pertinence économique plus grandes.
Trois grandes différences, intimement, peuvent ainsi être identifiées.
– En premier lieu, certains produits « transformés » demeurent, malgré la complexité de leur processus de production, des matières premières « financiarisées », et d’autres non. Les premiers voient ainsi leur prix se former sur des places boursières telles que Londres, Chicago ou Shanghai et être soumis aux quatre vents de la versatilité des anticipations des opérateurs du marché. Leurs cours sont en conséquence particulièrement volatils créant de facto une instabilité de la marge de transformation qui devra être gérée. Ils évoluent en outre sur des marchés internationaux où la compétitivité-prix est essentielle. La question n’est alors pas de savoir si cette transformation est possible ou non, mais si elle peut être faite à un coût moindre ou identique à celui de la concurrence internationale. Les métaux industriels, mais également les carburants comptent parmi ces matières premières, à la différence, par exemple, des engrais qui ne font pas l’objet de réelles cotations sur des marchés à terme et qui peuvent, pour certains, être suffisamment spécifiques pour s’affranchir de cet « impératif du moindre coût ».
– Indépendamment de son instabilité éventuelle, force est de rappeler, en deuxième lieu, que cette marge de transformation ne dépend pas uniquement du prix de la ressource primaire, mais également des différents coûts associés au processus industriel dont elle dépend. Or, des différences importantes peuvent être à nouveau observées entre matières premières. Ainsi, pour produire de l’aluminium primaire, ce qui importe n’est pas tant de disposer d’une bauxite faiblement valorisée, voire d’alumine que d’une électricité abondante et bon marché.
Dans le cas de l’Afrique, le potentiel est bien là, mais la demande des populations est tout aussi forte et l’effort d’industrialisation ne peut de toute évidence se faire à son détriment. Au travers de leurs investissements directs étrangers, le degré d’implication des pays commerciaux partenaires est, à cet égard, une variable clé. Une même logique s’impose pour les transformations impliquant une main-d’œuvre importante et faiblement rémunérée, expliquant pourquoi certains produits agricoles comme l’anacarde sont exportés vers des pays asiatiques. Le coût en capital des unités de transformation diffère également sensiblement d’une ressource à une autre. Dans une évaluation coûts/bénéfices de cette stratégie de valorisation, chacun comprendra dès lors qu’il est plus aisé de transformer un diamant brut en pierre taillée ou de l’or en lingots et bijoux que du minerai de fer en acier, parmi tant d’autres exemples. La valorisation d’un produit n’est d’ailleurs pas toujours liée à sa transformation, mais bien, parfois, à sa qualité intrinsèque ! Malgré la domination sans partage du Costa Rica sur le marché mondial de l’ananas, le Kenya a connu une progression fulgurante de ses exportations : de moins de 100 tonnes avant 2015 à… 22 500 tonnes en 2021. Il y a probablement deux raisons à cela : la satisfaction prioritaire de la demande exprimée par les pays du Moyen-Orient et une différenciation par la qualité associée à un transport par avion, et non par bateau.
– La dernière différence est probablement celle que l’on évoque le moins alors que c’est probablement dans ce domaine que se joue une partie de l’avenir des industries de transformation en Afrique : celles des marchés locaux ou internationaux sur lesquels ces produits sont vendus. En choisissant d’alimenter une demande nationale lorsqu’elle existe (à l’instar des carburants au Nigeria), les transformateurs s’affranchissent pour partie de la concurrence internationale à laquelle ils auraient dû se confronter dans une stratégie d’exportation. On ne peut cependant pas tout attendre de ces marchés locaux et, parce que l’ouverture commerciale demeure essentielle, c’est l’extraordinaire potentiel de la demande continentale africaine qu’il convient de stimuler, puis de satisfaire.À LIRE AU
L’opportunité de la ZLECAF
La route est encore longue et les obstacles nombreux en raison des infrastructures de transport à développer, mais la zone de libre-échange continentale africaine constitue une formidable opportunité pour y parvenir. Toutes les ressources du sol et du sous-sol africain ne seront probablement pas transformées (pas plus que ne l’est le blé américain, français ou ukrainien), mais serait-ce réellement un problème si celles bénéficiant du meilleur potentiel de valorisation le sont, les besoins des populations pleinement satisfaits et le développement économique et social du continent assuré ? Probablement pas !
Par Yves Jégourel