ANALYSE. 24 pays africains sur 54 ont préféré ne pas approuver la résolution onusienne condamnant l’agression russe contre l’Ukraine. Le signe d’une nouvelle ère ?

Le 2 mars, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution déplorant l’agression commise par la Russie contre l’Ukraine et exigeant que Moscou retire immédiatement ses troupes du territoire ukrainien. Cette résolution a été adoptée à une très large majorité : 141 pays ont voté en sa faveur et seulement 5 pays contre – la Corée du Nord, la Syrie, l’Érythrée, la Biélorussie et bien évidemment la Russie. Mais, plus que les « pour » et les « contre », ce sont les abstentions qui retiennent l’attention. 34 pays se sont abstenus, dont 16 pays africains. Pour être complet, ce décompte doit aussi inclure les pays qui ont opté pour la stratégie de la chaise vide en ne participant pas au vote, ce qui constitue une abstention cachée. Ces derniers sont au nombre de 13 ; parmi eux, 8 pays africains. En additionnant l’abstention assumée et l’abstention cachée, 24 pays africains sur 54 ont préféré ne pas condamner la Russie, soit près de la moitié du continent.

Face à ce conflit inédit qui menace la paix mondiale, la moitié de l’Afrique diplomatique est abstentionniste. Comment interpréter ce choix ?

Anciens et nouveaux leviers d’influence

Une première lecture attribue cette attitude à la forte influence que la Russie exerce aujourd’hui en Afrique, même si l’Union européenne demeure le premier bailleur et le premier partenaire commercial du continent. Cette influence est le résultat cumulé de l’héritage de l’histoire et de la nouvelle politique africaine de Moscou.

Le vote de certains pays africains est une réminiscence des vieilles loyautés de l’époque de la guerre froide et de la décolonisation. Le souvenir du soutien soviétique à la décolonisation, l’alignement prosoviétique de certains pays africains (Angola, Algérie, Éthiopie, etc.) et l’avènement au pouvoir d’anciens mouvements de libération soutenus par l’URSS (Mozambique, Namibie, Afrique du Sud, Zimbabwe) font partie de l’héritage historique des relations russo-africaines.

Cependant, cet héritage historique compte sans doute moins que la réactivation récente de la politique africaine de la Russie. Alors que la diplomatie russe avait oublié l’Afrique depuis la fin de l’URSS, la crise ukrainienne de 2014 et les premières sanctions occidentales lui ont fait retrouver la mémoire. À partir de ce moment charnière, les autorités russes ont mené une stratégie de réimplantation agressive grâce à leurs deux principaux atouts : les ventes d’armes et la fourniture de prestations de sécurité.

En effet, les échanges économiques de l’Afrique avec la Russie sont limités (environ 20 milliards de dollars en 2019) par rapport aux autres puissances (Chine : 210 milliards ; Europe : 225 milliards). Cependant, ils sont concentrés sur quelques secteurs stratégiques : l’alimentation, les ressources naturelles et les armes.

Premier exportateur mondial, la Russie a mené une diplomatie du blé, notamment en direction des pays d’Afrique du Nord, très dépendants au niveau alimentaire. L’Égypte achète les trois quarts de ses importations à la Russie et, en froid avec Paris, Alger s’est tourné vers le blé russe. Ses autres clients sont principalement le Nigeria, la Tanzanie, le Kenya, l’Afrique du Sud et le Soudan, dont l’un des dirigeants était à Moscou pour finaliser une livraison de blé au moment de l’invasion de l’Ukraine.

Les grandes sociétés publiques russes du secteur extractif (Rosneft, Lukoil, Alrosa, Rusal, Gazprom, Nordgold, etc.) ont investi en Afrique, mais elles ne sont ni dominantes ni irremplaçables.

En revanche, la Russie est un acteur important du marché africain de la sécurité. De 2016 à 2020, elle a fourni 30 % des armes acquises par les pays d’Afrique subsaharienne ; depuis 2017, elle a signé des accords de coopération militaire avec 20 pays d’Afrique subsaharienne, contre seulement 7 de 2010 à 2017, et elle a peut-être trouvé avec le Soudan un pays hôte pour une base militaire au bord de la mer Rouge.

Cet activisme sécuritaire est encore renforcé par sa diplomatie du mercenariat incarnée par le désormais célèbre groupe Wagner, présent en Libye, au Soudan, au Mozambique, en Centrafrique et au Mali.

La présence de Wagner permet à Moscou d’élargir à moindre coût son espace stratégique. Le groupe fournit aux pouvoirs africains affaiblis un package « mercenaires-propagande numérique » et démarche tous azimuts sur le continent. Son patron, Evgueni Prigogine, a, par exemple, personnellement courtisé les putschistes burkinabés en saluant leur coup d’État en janvier et en le comparant à une décolonisation.

Cette forte présence dans la sécurité d’État garantit au Kremlin un accès privilégié aux cercles du pouvoir, voire lui permet de les vassaliser quand ils sont très faibles comme en Centrafrique.

Affinités politiques

La forte abstention africaine reflète aussi le vent d’autoritarisme qui souffle en Afrique depuis dix ans. Après la décennie de la démocratisation (1990-2000), le continent subit un reflux autoritaire, avec comme conséquence l’éloignement des puissances démocratiques et le rapprochement des puissances autoritaires.

Le POINT FR Par Thierry Vircoulon* pour Theconversation.com

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