ENTRETIEN. Mali, Tchad et maintenant Guinée. Que traduit ce retour en force des militaires ? Oswald Padonou, expert des questions de défense et sécurité, dresse un état des lieux.
Mali, Guinée, Tchad ? Depuis août 2020, l’Afrique semble vivre un véritable retour en arrière, à l’époque qui a suivi l’accession à l’indépendance de plusieurs pays. Aujourd’hui, force est de constater que même le cas si particulier du Tchad, où l’on a assisté à une succession plutôt qu’une prise de pouvoir par la force, après la mort du président Idriss Déby Itno, en avril dernier, n’a rien fait pour libérer l’Afrique de sa mauvaise réputation en matière de stabilité politique. L’irruption des militaires sur la scène politique inquiète profondément l’opinion publique africaine, surtout en Afrique francophone où, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les armées sont présentées comme des recours pour la démocratie. Comment expliquer le retour de ce syndrome du coup d’État militaire ? Quelle est la responsabilité des dirigeants qui balisent en quelque sorte la voie à ces putschistes issus des rangs de l’armée en abandonnant leurs promesses pour se maintenir au pouvoir ? Oswald Padonou* est un expert sur les questions de défense, de sécurité et en pointe sur le sujet des armées africaines. Depuis plusieurs années, il appelle à renforcer le contrôle démocratique sur le secteur de la défense. En jeu, l’avenir de la démocratie sur le continent africain. Il a répondu aux questions du Point Afrique.
Le Point Afrique : Que sait-on des forces spéciales qui ont fait irruption sur les scènes politiques du Mali en août 2020 et de la Guinée, le 5 septembre ?
Oswald Padonou : Toutes proportions gardées, ces forces spéciales sont comme les autres, ailleurs dans le monde, c’est-à-dire des unités d’élite capables de mener les missions les plus dangereuses, qu’elles soient secrètes ou non. Ce sont des unités dotées d’un personnel aguerri, surentraîné et doté d’équipements de pointe. Ceci dit, toutes les unités militaires et de police capables de mener ce type de mission ne sont pas nécessairement désignées par le terme « forces spéciales ».
Combien d’États africains font appel à ce type d’unité ?
La plupart. Avec la particularité que dans plusieurs pays, leur mission est dévoyée. En Guinée comme au Mali, il est arrivé que ces unités soient mobilisées pour le maintien de l’ordre face à des manifestants non armés. Ce qui dénote d’une loyauté davantage envers le régime qu’envers la nation.
Certains États fondent même le recrutement des personnels de ces unités sur desbases ethniques avec un système de rémunération nettement avantageux et une chaîne de commandement distincte du reste de l’armée, créant le sentiment justifié que ces unités constituent des gardes prétoriennes au service exclusif des chefs d’État et non des États.
Mais l’insécurité qui progresse sur le continent oblige de plus en plus les gouvernements à consacrer les forces spéciales à leur mission véritable.
Qu’est-ce qui peut expliquer dans le contexte des États africains le recours à ces unités d’élite ultra-formées et équipées ? Et qu’est-ce qui les différencient des autres corps de l’armée ?
Ce qui les différencie des autres, ce sont les capacités physiques et mentales attendues des soldats qui sont plus élevées, la formation plus exigeante et les équipements généralement plus sophistiqués.
En Afrique comme ailleurs, le recours à ces unités se justifie par leur capacité à agir dans des contextes de grande hostilité et donc de dangerosité extrême, et à obtenir rapidement l’avantage sur l’ennemi. Ce sont donc des forces de réaction et des forces capables de mener des missions secrètes pour préserver et défendre l’intérêt national.
Si le rôle de ces forces spéciales est absolument nécessaire pour assurer la sécurité, défendre l’intégrité des pays ou lutter contre le terrorisme, faut-il pour autant leur donner un blanc-seing quand elles viennent interrompre des pouvoirs certes discutables, mais qu’elles ont soutenu au moyen de la répression, bien souvent armée ? Pour le cas de la Guinée, ces forces sont soupçonnées d’avoir mené la répression lors des manifestations contre le 3e mandat d’Alpha Condé…
Je crois qu’il ne s’agit pas de donner un blanc-seing ou non. Si leur allégeance à un régime leur permet de brutaliser des manifestants de l’opposition et que leur puissance de feu leur donne la possibilité de mener un coup d’État sans grande difficulté, ce qui est en cause, c’est à la fois la qualité de la gouvernance politique : la légitimité des dirigeants ; et la qualité de la gouvernance sécuritaire. Tant que les contre-pouvoirs seront incapables de jouer leur rôle efficacement, et que l’armée et la police seront sous la seule coupe du pouvoir exécutif et du chef de l’État, et donc hors de tout contrôle, ces situations se reproduiront simplement parce que les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Est-ce qu’on peut parler pour la Guinée d’une révolution de palais ?
Il est trop tôt pour apprécier.
Qui est le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya ? Quel est son profil et peut-il réussir là où d’autres avant lui ont échoué ?
Son parcours est sans doute impressionnant au plan opérationnel, mais ce parcours ne le prépare pas à l’exercice du pouvoir d’État. Comme ses illustres et moins illustres prédécesseurs, il va découvrir la complexité du pouvoir, mais s’il sait faire preuve d’humilité et de patriotisme, il peut conduire une transition exemplaire en donnant à la Guinée des bases institutionnelles solides pour l’avenir radieux que mérite le peuple de Guinée.
J’ai toujours défendu le parlementarisme et la décentralisation comme substitution aux régimes présidentiels qui ont quasiment tous échoué en Afrique francophone.
Le curseur doit se poser sur ces changements de fond et pas sur la date des futures élections présidentielles, pour élire un président qui va perpétuer un système clientéliste.
Comment expliquez-vous que soixante ans après les indépendances, l’armée apparaît paradoxalement comme un recours pour la démocratie… Qu’est-ce que cela dit des institutions, des lois, des hommes et des sociétés civiles africaines ?
Recours pour la démocratie, je ne crois pas. Les armées occupent simplement un vide laissé par les institutions de contre-pouvoir : parlement, cour constitutionnelle, système judiciaire, médias, société civile. Quasiment tous les membres de ces institutions et corps font allégeance pour obtenir grâce, faveurs et argent. Être du bon côté : celui des privilégiés face à l’immense majorité des laissés pour compte. L’armée avec le sens de l’opportunité ne fait qu’entrer dans une brèche ouverte par l’irresponsabilité des élites, y compris militaires.
Et pour finir, le président Alpha Condé et d’autres ont souvent cité l’Allemagne de Merkel comme modèle de démocratie « sans alternance », est-ce que vous avez un avis sur ce débat ?
C’est un faux-fuyant. Comparaison n’est pas raison. Le chancelier, chef du gouvernement en Allemagne, n’a aucun moyen d’exercer un pouvoir personnel, de patrimonialiser le pouvoir exécutif qui est l’émanation d’une majorité obtenue dans les urnes par un parti aux élections législatives ou négociée dans un contrat de gouvernement entre partis politiques.
De plus, la chancelière Merkel qui quitte ses fonctions ce mois a été remarquable de modestie, de compétence et de rigueur au service de son pays et de l’Europe. La plupart des Guinéens et des Africains que je croise, et moi compris, ont un avis contraire sur Alpha Condé.
* Oswald Padonou est un haut fonctionnaire béninois, docteur en sciences politiques, également directeur de Programme à l’École nationale supérieure des armées (Ensa) au Bénin et président de l’Association béninoise d’études stratégiques et de sécurité (Abess). Il intervient régulièrement dans les universités et écoles militaires supérieures en Afrique de l’Ouest.
Propos recueillis par Viviane Forson